KariJazz: Tout d'abord, merci d'accorder cette entrevue
à KariJazz. Je sais que tu es très occupé
avec la préparation du spectacle de Samedi.
Reginald Policard: C'est un plaisir
d'être là et je remercie aussi KariJazz
de me donner cette opportunité de parler
de moi et de ma musique.
KariJazz: Dès le début de ta carrière,
on avait déjà remarqué ce souci de jouer
quelque chose de différent, très original
qui n'avait rien à voir avec les autres
groupes musicaux de l'époque et qui transpire
une couleur différente. Cela a donné le
Caribbean Sextet. Peux-tu brièvement survoler
la période de tes débuts pour permette aux
auditeurs de KariJazz et aux internautes
de mieux comprendre le parcours du pianiste
et mieux cerner le personnage.
Reginald Policard: Je n'ai pas été
élevé dans un milieu musical et tout dans
la vie pour moi est venu d'une manière inattendue.
J'ai eu la chance d'avoir comme voisin Eddy
Prophète. Il venait chez moi pratiquer le
piano parce qu'il était l'ami de mon frère
aîné. Il n'avait pas de piano, mais il possédait
un accordéon et jouait dans l'orchestre
Ibo Combo. Et plus loin, il a fait partie
de la formation de Weber Sicot. J'ai eu
donc la chance de le côtoyer et cela m'a
permis de développer un intérêt pour le
piano. Le groupe ibo Combo -je parle de
celui d'Haïti- a été un véhicule important
aussi dans le développement de l'orientation
de ma musique. Il y a eu aussi des groupes
tels que les " Chèlbèr ", les frères Corvington
ect.. C'était plutôt cette tendance qui
m'intéressait pour le développement de ma
musique. Et c'est ainsi que je me suis retrouvé
à New York comme pianiste du groupe Ibo
Combo au début des années 70. Ensuite c'est
la découverte du Jazz : Bill Evans, Chick
Corea et bien d'autres encore. Je me rappelle
qu'il n'y avait pas beaucoup de jeunes de
ma génération à s'intéresser au jazz. Ils
étaient plutôt dans le genre rock. Mais
je dois te dire, Alphonse, que mon intérêt
pour le jazz m'a permis de développer ma
musique et de la conduire où elle est maintenant.
KariJazz: Les premières influences
du jazz chez Reginald remontent exactement
à quand?
Reginald Policard: Dans les années
75-76 à la suite d'interactions avec d'autres
musiciens étrangers à New York. Je suis
revenu par la suite à Port-au-Prince pour
commencer la grande aventure du Caribbean
Sextet ; qui n'était pas a sextuor au début
mais plutôt un quintette. Boulot n'a pas
commencé avec nous. Toto était notre guitariste.
Quand il est tombé malade, Boulot nous a
rejoint, ensuite les autres de New York,
qui on fait partie de groupe Ibo Combo,
ont aussi effectué leur retour. Je veux
parler de Gaguy Dépestre et de Claudy Jean.
KariJazz: Le retour au pays en 1976
voit la naissance du Caribbean Sextet ,
un superbe groupe musical qui a servi de
tremplin à Reginald Policard pour devenir
ce prolifique compositeur qu'on connaît
aujourd'hui. Tu as le secret des mélodies
plus belles les unes que les autres. Peux-tu
nous dire ce qui te pousse et peux-tu nous
parler du processus de création chez toi
?
Reginald Policard: Je pense que la
création artistique n'a rien à voir avec
la formation académique. C'est un état d'âme.
Ce n'est pas une affaire d'être bon ou mauvais
musicien. On rencontre des instrumentistes
de qualité qui n'arrive pas vraiment à composer
avec succès. Il n'existe pas vraiment une
recette pour la composition. Mais ce que
je peux dire concernant mes mélodies...
J'ai deux grands amis. Il s'agit de Bill
Evans et Antonio Carlos Jobim. J'ai toujours
été fasciné par les mélodies de ces deux
compositeurs. Je ne peux pas dire que leur
influence transpire dans mes compositions.
Bill Evans est un compositeur très mélancolique.
Il arrive que je compose mieux quand je
suis bouleversé. Un ami m'a fait remarqué
l'influence d' Evans dans une de mes pièces
" Dominique " composée en 1976 pour ma femme.
La mélancolie m'inspire beaucoup. Il y a
une touche de Bill Evans dans cette composition.
Je suis sûr que Bill aurait mieux fait,
mais il y a des choses qui sortent sous
le coup des influences dont on ne se rend
pas compte puisqu'elles sont ancrées dans
nos subconscients. Mais somme toute, je
compose mieux quand je suis mélancolique.
KariJazz: Et cette mélancolie te
donne vraiment des ailes. Tu n'arrêtes pas
de créer ces mélodies superbes. Sur le disque
traditions, on trouve des pièces traditionnelles
qui sont revisitées avec une originalité
peu commune. Avant ce disque il y a eu d'autres
compositions telles que Chak Jès, Deside-w,
Kisa nou ye etc… Quel est le meilleur moment
pour composer?
Reginald Policard: Je ne calcule
pas mes compositions. Ce n'est pas un processus
mathématique.
KariJazz: Çà vient comme
çà?
Reginald Policard: Cà vient tout
naturellement… Je peux penser aux arrangements
plus loin parce qu'une fois la mélodie conçue,
il faut " l'habiller " si je peux m'exprimer
ainsi. J'accorde un soin particulier aux
arrangements…Deside-w n'est pas la seule
composition qui a été conçue dans un moment
de déchirement. Le morceau titré " John
" a été composé dans des circonstances dramatiques
de la mort de mon ami Jean Alix Laraque
(Jeanjean).
KariJazz: Ce fut une grande perte
pour tout le groupe.
Reginald Policard: En effet. On était
en studio pour enregistrer le morceau quand
on nous appelle pour nous dire qu'il venait
de mourir. C'est Lionel Benjamin qui a écrit
le texte. On s'est réuni le dimanche 20
juin 1986 pour enregistrer le morceau. Jeanjean
devait mourir quatre jours après. L' enregistrement
s'est passé tout naturellement.
KariJazz: Parce qu'il y a une grande
douleur, cela facilite l'éruption de l'oeuvre.
Reginald Policard: Tout à fait. La
mélodie m'est venue la nuit. Je ne calcule
pas mes créations. Elles viennent tout naturellement.
Maintenant après cela, il faut habiller
cette mélodie. Il faut faire des arrangements
appropriés et trouver un titre. Tu m'excuseras
de m'étaler ainsi sur ces détails…
KariJazz: Ça va. Nous voulons
plutôt saisir le parcours de l'artiste.
Comme la mélancolie semble au centre du
déclenchement de ton inspiration, il est
normal que tu en parles.
Reginald Policard: Il y a de la fiction
aussi...
KariJazz: Veux-tu expliquer un peu
plus?
Reginald Policard: Bien sûr. Si l'on
prend un morceau tel que Louvri je-w chanté
par Dadou Pasquet. Je ne suis pas chansonnier.
J'écris rarement les textes de mes chansons
car je pense qu'il faut laisser ce soin
aux poètes. Je m'improvise chansonnier quand
Sito (Cavé) n'est pas là.
KariJazz: (Rires) Ah! Ah! Ah!
Reginald Policard: Alors j'ai écrit
ce texte et Dadou dans sa collaboration
a été tout à fait à l'aise. On aurait pensé
que c'était sa propre composition. Il a
sorti le grand jeu. Ce morceau semblait
être taillé sur mesure pour lui.
KariJazz: Le projet Louvri je-w,
c'est quoi au juste?
Reginald Policard: L'histoire d'une
jeune fille qui va au devant de désillusions
en débarquant à Port-au-Prince. Dadou nous
a gentiment prêté sa voix et sa guitare
pour cette composition qui semble avoir
été conçue pour lui.
KariJazz: Nous avons remarqué que
les musiciens qui nous ont accordés une
entrevue ont généralement des collaborations
fructueuses avec d'autres musiciens. Est-ce
qu'on pourrait pas dire que c'est une manière
de grandir aussi en s'associant à d'autres
musiciens pour produire des œuvres fortes.
Nous avons remarqué aussi depuis 4 ou 5
ans, ta musique prend une direction bien
déterminée. Il y a toute pléiade de nouveaux
musiciens de renommée mondiale qui jouent
avec toi. Le disque " Traditions " par exemple,
annonçait une couleur toute à fait à part.
Il y a 1 ans de passage à Port-au-Prince
pour le mariage de mon neveu, mon frère
Alfred me dit que tu viens de sortir une
" p'tite bombe ". Tu dois l'écouter, me
disait-il. C'est très important, tu dois
l'écouter.
Reginald Policard: Alors, j'espère
que le FBI ne nous écoute pas sinon tu peux
me faire écrouer, Alphonse. (Fous rires)
KariJazz: Alors Il me le fait dédicacer
et me le remet le jour de mon départ. Je
ne sais pas si tu te rappelles, on devait
se rencontrer mais cela n'a pas eu lieu.
J'écoute le CD et c'est une découverte.
C'est vrai qu'il y a des petits ponts qui
rappellent le passé, mais ce disque, indiscutablement,
donne une nouvelle orientation à ta musique.
" Detour " est-ce un détour définitif vers
quelque chose d'autre?
Reginald Policard: Je suis moi-même
un peu étonné de ce changement de cap dans
ma musique. Tu vois Alphonse, tu m'as dit
au téléphone que tu ne jouais pas vraiment
d'un instrument mais j'ai nettement l'impression
que tu sais de quoi tu parles. Je ne le
dis pas pour te flatter.
L'exploration d'un autre univers a commencé
avec un disque qui s'appelle " Sa se tròp
" On sent le Caribbean Sextet. On sent aussi
la présence de Boulot qui a joué un rôle
central dans la culture du groupe. Il y
a toujours eu une complicité entre Boulot
et moi. D'un côté ce guitariste avec une
couleur Bossa Nova faisant son détour vers
la musique traditionnelle; de l'autre moi
le pianiste avec une nette influence Jazzy/latine,
il y avait là tous les ingrédients pour
une nouvelle direction. Mais au fond, "
Tradition " est aussi une sorte de détour
parce que tradition dans sa conception constituait
un défi: celui de revisiter notre musique
traditionnelle à la lumière des éléments
afro latins. Mais, malheureusement dans
un société aussi conservatrice que la nôtre,
ce type de démarche a de la peine à passer.
KariJazz: Ah bon ! Essaies-tu de
me dire que " Traditions " qui est un superbe
album, un beau travail;malgre tout, il y
a des gens qui ne sont pas à l'aise avec
ce type d'approche. Pourtant, revisiter
nos standards à la lumière de la musique
savante contemporaine me semble une superbe
idée.
Reginald Policard: Je pense avoir
touché beaucoup de gens. Mais, malheureusement,
il existe quand même des réfractaires pathologiques
au changement.
KariJazz: Penses-tu que la société
haïtienne est prête pour ce type de musique,
ce type de changement?
Reginald Policard: Elle est prête.
De toute façon, on ne peut pas continuer
ainsi. Il faut un changement. On ne peut
pas continuer avec les mêmes clichés. C'est
un débat très sensible.
KariJazz: Remarque que l'on peut
toujours cohabiter avec d'autres genres.
Les autres genres populaires, le Kompa par
exemple, se développent aussi. Peut-être
pas d'une manière satisfaisante, et c'est
une opinion tout à fait personnelle, mais
cette musique évolue. Je faisais plutôt
allusion à cette musique savante, un peu
plus contemporaine qui émerge depuis la
fin des années 70. Est-ce que notre société
est prête à l'absorber. Apparemment, le
premier festival de Jazz de Port-au-Prince
qui a lieu en mars dernier fut un succès
selon plus d'un, avec un défilé de groupes
de Jazz très variés.
Reginald Policard: C'est tout à
fait vrai. Là encore, il y a des
nouveaux phénomènes qui se développent chez
nous et notre musique est a en pleine évolution.
Je crois que l'enveloppe utilisée pour présenter
notre musique sera déterminante dans son
succès sur le plan international.
KariJazz: Peux-tu nous parler du
prochain projet? Détour peut être un simple
détour sur un chemin déjà tracé ? Retourneras-tu
vers une forme moins jazzée?
Reginald Policard: Je travaille sur
quelque chose qui sortira l'année prochaine
(Mai-Juin 2008).
KariJazz: Eventuels collaborateurs?
Reginald Policard: Mes amis de toujours,
Joel et Richard et puis quelques nouveaux
musiciens. Ce sera beaucoup plus précis
après le concert chez Arturo.
KariJazz: Je te remercie d'avoir
accepté si gentiment de répondre à nos questions.
Reginald Policard: Tout le plaisir
est pour moi et je remercie KariJazz pour
ce beau travail sur la musique nous aimons.
Merci aussi Alphonse de me faire parler
autant. (on éclate de rires)
KariJazz: Il n'y a pas de quoi.
Alphonse Piard, Jr.
23 juillet 2007
DISCOGRAPHIE
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Vin'n
ave'm
1993
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Sa
se trop
1997
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Ki
sa nou ye
1999
|
Serenite
2002
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Gade'w
2003
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Tradition
2004
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Detour
2006
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